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Frédéric Worms, Préface a C. Zanfi, Bergson et la philosophie allemande, Armand Colin, Paris, 2013

Quels sont les deux déplacements que Caterina Zanfi fait subir à l’objet de son livre, « Bergson et la philosophie allemande » (avec en sous-titre des dates qui importent : « 1907-1932 »), et par lesquels ce livre renouvelle non seulement l’étude de son objet, mais à travers lui les perspectives mêmes de l’histoire intellectuelle européenne, où cet objet est d’ailleurs plus central encore que l’on ne croit, aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout ? On dira ces deux transformations, d’abord, en termes d’espace. La première consistera en effet dans une diffraction ou dans un voyage. Caterina Zanfi diffracte l’idée même de « philosophie allemande » et nous emmène pour la saisir ainsi repensée dans quatre villes, Iéna, Berlin, Heidelberg, Göttingen, qui sont en réalité autant de contextes philosophiques singuliers, de courants, d’œuvres et même de noms : Eucken et son école (Iéna), Simmel (à Berlin), Driesch et le néovitalisme (à Heidelberg), Husserl mais aussi Scheler, et la phénoménologie (à Göttingen d’abord). La philosophie « allemande », autour de la Première guerre mondiale, est faite de cette diversité qui s’ajoute (dans ce qui n’est donc pas simplement la « réception » de l’œuvre de Bergson) aux décalages déjà si frappants à travers les problèmes de « transferts culturels » (selon le terme et la méthode de Michel Espagne), de traduction ou d’intraduisibilité (selon le terme et le travail de Barbara Cassin). Outre ces transferts et ces traductions, étudiés avec minutie et passion, C. Zanfi restitue ici les singularités respectives de chacune de ces figures « allemandes », qui font toutes ressortir elles-mêmes un aspect singulier de l’œuvre de « Bergson ». Ces rencontres singulières, avec leurs épisodes matériels et concrets, donnent à cette recherche (d’une érudition et d’une limpidité sans failles) l’aspect d’une enquête et d’un roman qu’on lit avec passion, et dessinent une histoire relationnelle de la philosophie. Mais la deuxième transformation se dira elle aussi dans l’espace : c’est un aller-retour, cette fois, qui explique aussi le choix des dates qui bornent l’enquête. Le premier déplacement avait compliqué le sens de cette expression, « philosophie allemande », et déjà, de cette autre apparemment si simple : « Bergson ». Le deuxième le fait plus encore ! Caterina Zanfi montre en effet comment chacune des relations avec la philosophie allemande a un effet de retour sur l’œuvre de Bergson, dans la genèse et la compréhension de son livre capital de 1932, Les deux sources de la morale et de la religion qui succède 25 ans après, de manière si imprévisible, à la philosophie de la vie de L’Evolution créatrice (1907). « Bergson », ce ne sera donc pas seulement cet « élan vital » interprété si diversement dans toute l’Europe, et en particulier « en Allemagne », dans ses conséquences éthiques, politiques, religieuses, supposées. « Bergson », ce sera aussi « les deux sources » : la morale « close » et « ouverte », le « mysticisme » qui trouve seulement dans cette morale ouverte son critère, la philosophie de la vie qui se renouvelle, qui conduit à la démocratie, une pensée orientée ou polarisée de l’histoire, enfin, au moment même où celle-ci se ferme plus que jamais. C. Zanfi montre ici comment le débat « allemand » sur ces questions trouve un écho ou une réponse dans ce livre, qui reste imprévisible, qui fait à son tour retentir ces questions, ce débat, mais tout autrement. La rencontre serait à sens unique (n’en serait pas une) sans ce retour ; ce serait une « réception », mais pas une relation. L’histoire intellectuelle en sort bien renouvelée. Mais de l’étude de ces relations, entre les philosophes et les philosophies (et même dans chaque philosophie), ce ne sont pas seulement les philosophies singulières qui sortent renouvelées ; ce sont aussi les cadres ou les problèmes les plus généraux. Les deux principaux ici sont ceux de la guerre et de la vie, ou de la philosophie de la vie à l’épreuve de la guerre, qui est au centre bien entendu du parcours de ce livre (publié au seuil de son centenaire), et à laquelle est consacrée sa dernière partie. Impossible de s’y tromper : la relation entre « Bergson et la philosophie allemande » dessine d’abord, de relation singulière en relation singulière, ce que cette épreuve a de pire, la mobilisation de la philosophie de la vie ou du « vitalisme » dans l’idéologie qui conduit la guerre, et souvent l’intervention des philosophes eux-mêmes, et de Bergson lui-même, dans cette mobilisation nationaliste de la guerre. Le siècle en sera marqué, deux fois, dans la lecture de ces œuvres, mais aussi dans l’approche de ces questions, celle de la vie, notamment, qui avec le nazisme allait encore connaître un usage plus grave encore, et que certains des interlocuteurs de Bergson (comme des commentateurs de Nietzsche, aussi bien) n’ont pas évité. Mais, il faut ajouter aussitôt un deuxième point. Car, impossible de s’y tromper aussi : comme le montrent les Deux sources, et les débats antérieurs que l’étude de C. Zanfi nous restitue enfin, la philosophie de la vie n’était pas condamnée à ces seuls usages idéologiques et souvent guerriers. Elle pouvait conduire à la distinction du clos et de l’ouvert, au débat inquiet entre Simmel et Bergson sur la portée morale de l’acte libre (et que Jankélévitch a porté), à l’équilibre entre vie et esprit ou logos, de la phénoménologie, au profond débat entamé par Cassirer bientôt exilé, sans parler de « l’anthropologie philosophique » que l’on redécouvre aujourd’hui (C. Zanfi se relie ici aux études d’O. Agard notamment) et qui n’était pas condamnée à réduire l’homme à la vie mais pouvait élargir la vie à l’humain, dessinant ainsi une autre alternative, dans le siècle. Alternative non pas entre la philosophie de la vie en général, et ce qui prétend s’y opposer (par exemple chez Heidegger), qui n’a pas évité non plus les risques de l’histoire, mais alternative en effet entre deux philosophies de la vie, entre deux vitalismes. Alternative cruciale, qui a jalonné le siècle depuis la Première guerre mondiale (ainsi, en France, au cœur de la Seconde, avec Georges Canguilhem), et qui retrouve aujourd’hui, où les questions du vivant redeviennent centrales, son actualité la plus vive. Ce n’est donc pas un hasard si c’est autour du débat intellectuel sur la vie, que le livre de C. Zanfi renouvelle l’histoire de la vie intellectuelle. C’est parce que la vie intellectuelle n’échappe pas à la condition de la vie humaine en général, qui est d’être relationnelle non seulement dans ce qu’elle a de plus individuant et de plus créateur, mais aussi parfois dans ce qu’elle a de plus généralisant et destructeur. Mais c’est aussi parce que le débat intellectuel sur la vie, aujourd’hui, a besoin de revenir sur cette histoire, à laquelle ce livre apporte une contribution si nouvelle. Une histoire mêlée de si près aux problèmes du « présent », qu’elle ne rend certes pas le débat sur la vie d’autant plus impossible ou interdit, mais d’autant plus nécessaire et urgent.

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